La forge (cyclopes modernes), Adolf Friedrich Erdmann Von Menzel, 1875
Tout le débat entre Lénine et Plekhanov : le prolétariat se révolterait-il de lui-même ?
Marx
va se passionner sur cette histoire du « monde de production
asiatique » et sa pensée va continuer de se moduler pour éviter le risque
de cet État tentaculaire. Il constate alors que dans les communautés très
anciennes, quand il n’y a pas de propriétés privées, on débouche sur un
esclavage généralisé. Marx évoque le
risque de cet esclavage généralisé et n’arrive pas à trouver un moyen d’y
répondre, c’est sa patate chaude.
Lorsque
son ami Engels
écrit L’origine de la famille, de la
propriété privée et de l’État, il cherche à démontrer comment les trois
notions vont ensemble et comment la suppression des deux premiers finit par
faire chuter l’État. Engels va ignorer le problème de l’État despotique trouvé
par Marx. Ainsi, selon Engels, si les
classes tombent ainsi que la famille, alors on supprime l’État et la question
de l’État tentaculaire est occultée par cet auteur.
Pour
la théorie rationnelle de la Révolution, ce problème du despotisme bloque la
réflexion et l’action. Il fallait donc faire comme Engels, occulter ce risque
des théories de Marx. A cette époque,
dans la seconde moitié du XIX° siècle, apparaissent trois personnages qui vont
souligner le risque énorme de l’État sans classes : Bakounine, Hertzen
et Proudhon. Plutôt de style anarchiste,
Bakounine écrit clairement que la libération du prolétariat va aboutir non à l’État
libéré mais à l’État despotique. C’est ce qui se constatera empiriquement [propos tranché de la prof]. Les masses populaires seraient en fait flouées
dans cet État, on n’aura pas de dictature du prolétariat mais une dictature sur
le prolétariat. On aboutit selon Bakounine à une tyrannie des clercs,
pseudo-religieuse, qui crée un nouveau despotisme. Proudhon qui passa du
socialisme à l’anarchisme, appelait ce système communisme de Marx, le système
de déchéance de l’individu et de la personnalité. Toutes ces critiques ont pour
intérêt de décrire l’avenir avec une certaine exactitude. Elles démontrent que
le totalitarisme peut être considéré comme une conséquence de l’État décrit par
Marx.
En conséquence, le
despotisme asiatique est devenu la hantise des révolutionnaires de l’époque. Ainsi, les sociaux démocrates de
l’époque (Lénine en était) en étaient obsédés. L’Empire tsariste de Nicolas II était reconnu par tous comme possédant
certaines caractéristiques du despotisme asiatique. C’était un empire avec
une bureaucratie très centralisée, pas de classes sociales et pas de propriété
privée. Le danger pour les
révolutionnaires communistes était de voir la Révolution supprimer un
despotisme pour un autre. Les
adversaires du bolchevik Lénine, ceux qui se prénommaient les mencheviks,
l’accusaient de vouloir restaurer le despotisme asiatique en Russie. En
particulier pour Plekhanov et Kerensky qui estimaient que la Révolution
socialiste échouerait si on voulait supprimer les classes sociales. Du coup, le
fond de la Révolution est vide de sens si on ne supprime plus les classes
sociales.
Quand
Lénine arrive au pouvoir, la question du despotisme asiatique est toujours très
présente. Lorsqu’il prend le pouvoir, il demande la nationalisation immédiate
des terres tandis que Plekhanov demandait la municipalisation (forme
coopérative) pour éviter la restauration du vieil ordre semi-asiatique. Lénine a donc décidé de remplacer le terme
de despotisme dans les écrits de Marx par son contraire, la féodalité. Le
despotisme asiatique a donc hautement gêné les dirigeants. Staline fut encore
plus inspiré, il caviarda (ordonna de couvrir d’encre) les extraits de Marx qui
traitaient de ce despotisme.
En
1957, Wihfogel
écrit Le despotisme hydraulique
où sa thèse explique que le despotisme
oriental apparait dans les grands deltas (Nil, Indus, Amour, …) car dans
ces régions on a tantôt la sècheresse, tantôt des inondations. On meurt de soif
ou d’excès d’eau. Si l’on ne prévoit pas des systèmes d’eau qui la draine et la
distribue selon les périodes, on ne peut pas vivre. L’État tentaculaire
apparait donc dans les régions de grands deltas. Wihfogel fut donc censuré dans
les pays communistes.
Parti
avec de bonnes intentions, rendre les peuples heureux, le communisme a abouti à
une oppression totale. Etait-ce alors intrinsèque à l’idéologie marxiste ou
juste une dérive de celle-ci ? Selon la prof, partout dans le monde,
l’idéologie marxiste a donné un État totalitaire. Marx prévoyait la suppression de la classe dirigeante, cela s’est fait.
En revanche, cette disparition fut remplacée par une autre, la nomenclatura. La religion devait
disparaître et a survécu grâce aux babouchkas (grands-mères) pendant 70 ans
de communisme. L’idée nationale devait disparaître pour l’idée internationale,
et surtout sous Staline qu’on a vu l’idée nationale vaincre lors de la bataille
de Stalingrad. Les soviets se sont mobilisés pour leur patrie et non pour leur
système. Le XX° siècle entier raconte l’échec de cette vision de Marx. Il est
sur que sa doctrine n’a pas été détournée volontairement. On s’aperçoit avant
la Révolution de Lénine qu’on réfléchit beaucoup sur cette question. On se
demande ce que voulait dire Marx, ce qu’il aurait fait, … Il est alors possible
de comparer les deux Révolutions : celle de 1917 en Russie et celle de
1789 en France. Dans les deux cas, les Révolutions furent préparées par des
intellectuels, des auteurs, des philosophes, … La plupart du temps les
Révolutions menées par des intellectuels sont des échecs.
La Russie est dans
une tradition despotique depuis longtemps. Le tsar n’est pas véritablement un
despote mais en a certains traits.
Le tsar Nicolas II est assez influençable et tombe dans les mains de gourous,
comme Raspoutine. Le paysan russe avait auparavant été un citoyen mais s’était
vu retiré plusieurs de ces droits. Le pays installé dans un espace européen,
avait comme de nombreux autres eut droit dans le ?? siècle à son Parlement,
la Vece. Ce Parlement trop puissant
et trop contraignant pour les Princes, pouvait même les destituer. La Russie
sous de nombreuses influences devint despotique. Ainsi, inspirée de Byzance,
autrefois un vrai despotisme, Moscou se réclamait la troisième Rome en assumant
l’héritage orthodoxe. De plus, entre le milieu du
XIII° siècle et la fin du XV° siècle, les Tatares avaient envahis la
Russie et écrabouillés le pays en levant de fortes taxes sur toute la contrée.
Pour ne pas se déplacer, les Tatares envoyèrent des collecteurs d’impôts
centraliser les taxes à Moscou. On a donc au fil du temps un grand État
despotique avec sa bureaucratie centralisée, sa population globalement
paysanne, sa Douma faible (la Douma étant un fantôme de la Vece), … La Russie était surtout une autocratie puisque face à Prince, personne
n’avait de pouvoir. La société était donc assez passive puisque tous les
pouvoirs sont en haut dans les mains du Prince. Dans cette société, il n’y
a pas de contrats qui donnent de petits pouvoirs.
Fin
XIX° siècle, la Russie est dans un grand
besoin de réformes. La tension sociale est telle que le pays menace d’exploser avec les agissements des anarcho-terroristes.
Il n’y a pas de juste milieu dans ce genre de société entre les esclaves soumis
et les terroristes anarchistes. Ces
anarcho-terroristes sont des humanistes, prêts à imposer l’humanisme par la
bombe. Dans ces milieux, se développe la pensée du populisme, courant de pensée
réformateur qui veut le bien du peuple et s’appuie sur la communauté
villageoise qui doit s’organiser en son sein et éviter les bureaucraties
complexes, tatillonnes et « autoritaires ». Le pays est alors rural,
attaché aux communautés de base et l’épreuve de la modernité est proche, à la
suite de l’Angleterre, la France et d’autres pays occidentaux. La société
industrielle se rapproche. Or la Russie souhaite échapper aux conséquences de
cette industrialisation. Ces thèses populistes ressortent à l’époque de Lénine
qui en prend pour son grade.
C’est là qu’arrive Tchenitchevsky, un nihiliste (comme Diogène en son temps ou
le marquis de Sade), qui dans la prison Pierre et Paul fait plusieurs
rencontres et a accès à de nombreux livres. Il écrit alors un livre intitulé Que faire ? Tchenitchevsky
veut rompre avec la morale, le spiritualisme ainsi que l’idéalisme. Il se
défend d’être anarchiste en se déclarant l’absence d’amour pour les hommes,
puisqu’il est matérialiste. Les
sentiments lui sont étrangers, n’existent pas, seuls comptent les projets
politiques. Pas de compromis possibles. Ce cynisme pousse Tchnitchevsky à
vouloir changer l’homme. Pour lui, cela passe par la communauté villageoise
mais pas par le stade capitaliste. Il faut faire une Révolution pour
renverser le tsar et libérer l’homme. Pourtant, Tchenichevsky est un
scientiste, il croit dans la science et la technique, veut remplacer la
religion par la science. Il veut donc créer cet homme nouveau, il s’agit
d’éduquer l’homme, d’élever son intellect pour faire une société parfaite en détruisant
le passé tout entier. Dans ces propos,
le totalitarisme est palpable, on avance sans tenir compte de ce que l’on
brise. Lénine reprendra cela tout son règne durant sans se soucier des dommages
collatéraux et des préoccupations morales. Tchnichevsky veut donc la
recherche d’un homme nouveau, un homme qui ne sera plus obligé par l’extérieur
(parents, professeurs, …), il sera entièrement lui-même. Le débat de la fin du
XIX° siècle porte sur la question d’appliquer la société marxiste sur la
société russe. Marx avait dit que pour
faire la Révolution, il fallait passer par le stade capitaliste, stade qui
engendrait une nouvelle forme d’esclavage entre le prolétaire et le bourgeois.
Pour Marx, passer par ce stade où l’esclavage était terrible, finirait par
pousser les prolétaires à la Révolution. En effet, passer du stade rural où
les paysans sont attachés à leurs terres, leurs villages, leurs familles, …
Impossible pour des paysans de quitter leurs valeurs traditionnelles, il
faudrait qu’il n’y ait plus rien à perdre puisque la Révolution brise tout. Or
selon Marx, l’ouvrier n’a plus rien (plus de temps, plus de famille, plus de
patrie, …). C’est ainsi que Marx en
conclut que la Révolution ne sera jamais paysanne. Lénine va effectivement
se confronter directement à ces paysans soutenus par les idées des populistes
de l’époque. Lénine ne veut pas aller vers la communauté paysanne mais la
collectivisation, c’est là qu’il va être confronté aux paysans. Comment passer
de ces sociétés rurales à des sociétés où l’individu serait détaché de
tout ?
Plekhanov, proche de Lénine, était
installé à Genève pour éviter les soucis avec le pouvoir russe. C’est donc lui
qui va fonder le matérialisme dialectique, diamat,
idéologie léniniste. Il s’agit d’un système du monde où tout fonctionne selon
la théorie thèse – antithèse – synthèse, la synthèse devenant une nouvelle
thèse, on recommence. Plekhanov a réussi a simplifié le diamat et à le transmettre aux troupes de Lénine. Il reprend la thèse de Marx où le
communisme ne peut avoir lieu qu’avec le capitalisme. Et c’est la grande
question de l’époque : peut-on passer du tsarisme au communisme sans
passer par le stade capitaliste ? Pour Plekhanov non. Il redoutait à
l’instar de ces collègues, le despotisme oriental, il voulait donc
occidentaliser le pays pour préparer ensuite la Révolution. Il fallait laisser
pousser les usines, le capital, … Tout cela forgerait une conscience de classe
dans le prolétariat qui serait alors capable de diriger la Révolution dans un
moment spontané. Pour Lénine, la
spontanéité est impossible, les masses laborieuses seraient incapables de faire
la Révolution car elles n’en seraient pas capables et n’en auraient pas
envie. Les 25 années avant sa Révolution, Lénine a passé son temps à soutenir
que les masses ne voudraient pas et ne pourraient pas se soulever pour
instaurer la dictature.
Homme
d’action et de réflexion, Lénine parvint à faire sienne la Révolution, en dépit
d’une théorie intellectuelle peu réalisable en pratique. Lénine compris vite les conséquences peu glorieuses qui découleraient
de ces théories. Pour Marx, le droit
est la médiation entre l’individu et l’État qui opprime, il faut donc supprimer
le droit qui est tenu entre les mains de la bourgeoisie. En action, Lénine constate
que la suppression du droit va instaurer la loi du plus fort et l’arbitraire.
De même, pour Marx, les droits de l’Homme créés en Occident sont un avatar de
l’oppression bourgeoise. Ce sont des droits formels, créés par la bourgeoisie,
seule à s’en repaître. Ainsi la liberté d’expression ne sert à rien pour ceux
qui ne peuvent bien s’exprimer, la liberté de la presse sert à ceux qui savent
écrire, … Les libertés pour Marx, sont uniquement formelles, elles ne servent à
rien pour la plupart des individus mais ont un effet tambour de la bourgeoisie.
Lénine reprend à lui cette théorie et décide de supprimer ces libertés. Marx en
dira même que la vérité est relative et quand Lénine met cette idée en
application, alors c’est l’arbitraire qui prend le pas.
Le conflit entre
Lénine et Plekhanov était donc de savoir si le peuple se soulèverait de
lui-même. Pour Plekhanov, si le peuple ne se soulève pas de lui-même, ce n’est
pas sa Révolution. Pour Lénine, le peuple n’a pas conscience d’être écrasé et
il faut l’aider à le réaliser. Ce manque de conscience politique des masses
laborieuses imposait au parti de faire la révolution pour les masses
laborieuses. Marx
de son côté était persuadé que cette Révolution prendrait place non en Russie
mais en Allemagne. Le pays était marqué par le bismarckisme et des tensions
internationales. Le peuple était très mal à l’aise et déchiré dans ses
opinions. En ça, Marx était très lucide. Son pays capitaliste pouvait très bien
être le lieu de la Révolution puisqu’il y avait le prolétariat. Pourtant, le
lieu où les élites pouvaient pousser à une Révolution prolétarienne, ce n’était
pas en Allemagne mais en Russie où il n’y avait pas de classe prolétarienne. Donc pour Plekhanov, il fallait laisser le
temps au temps, pas pour Lénine qui voulait agir vite. Dans son ouvrage Que faire ?, Lénine fait
preuve de nihilisme et décrit l’ouvrier russe dans les trade-unions, petits syndicats russes. Ces syndicalistes ne
veulent pas de la Révolution, de l’Homme nouveau, de la collectivisation des
terres, … Ils veulent la propriété privée la plus grande possible pour eux. Les
ouvriers veulent manger à leur faim, avoir des logements plus confortables, des
chefs d’ateliers moins arbitraires, des temps de pauses à l‘usine, la liberté
de la grève, … Ce n’est donc pas la Révolution, ces ouvriers n’ont aucune
conscience de classe, il faut leur imposer la Révolution de l’extérieur. Les ouvriers prolétaires ont un idéal petit
bourgeois et non-révolutionnaire, s’ils se développent seuls, ils soutiendront
leurs oppresseurs. Une minorité intellectuelle va donc décider de prendre les
choses en mains pour rendre heureux le prolétariat, en dépit des aspirations
concrètes du prolétariat. C’est là qu’on entre dans le despotisme.
Pour Lénine, la
valeur de référence est non pas le prolétariat mais l’idéologie. Le prolétariat
est dans l’erreur, il ne porte pas la vérité. C’est donc au parti de détenir la
vérité et de savoir ce qui est bon pour le prolétariat. Lénine se voit toute
légitimité à contraindre puisqu’il pense représenter les intérêts du prolétariat.
La querelle des référents s’établit en 1903
avec la déchirure entre mencheviks et bolcheviks, qui donne une courte avance à
Lénine et à ses bolcheviks. C’est son charisme et ses qualités, notamment la
persévérance, qui donnèrent un avantage à Lénine. Les mencheviks soutenaient
les trade-unions, pensaient qu’il fallait se référer au peuple réel et à ses
désirs réels. Les Mencheviks
reprochaient déjà à Lénine de construire un parti centralisé prêt à s’opposer
au prolétariat. Lénine était un des rares individus qui restait ferme dans
ses positions. Il était stable, opportuniste et donc faisait avec ce qu’il
voulait avec tout les soutiens possibles quitte à balancer ses soutiens
lorsqu’ils le plombaient ensuite. On évoque alors les « idiots
utiles ». Le parti ne devait être empoisonné par la morale et autres
considérations politiques.
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