dimanche 14 octobre 2012

Histoire des idées politiques 08 - 10 (cours 2)


 La forge (cyclopes modernes), Adolf Friedrich Erdmann Von Menzel, 1875
Tout le débat entre Lénine et Plekhanov : le prolétariat se révolterait-il de lui-même ?



Marx va se passionner sur cette histoire du « monde de production asiatique » et sa pensée va continuer de se moduler pour éviter le risque de cet État tentaculaire. Il constate alors que dans les communautés très anciennes, quand il n’y a pas de propriétés privées, on débouche sur un esclavage généralisé. Marx évoque le risque de cet esclavage généralisé et n’arrive pas à trouver un moyen d’y répondre, c’est sa patate chaude.
Lorsque son ami Engels écrit L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, il cherche à démontrer comment les trois notions vont ensemble et comment la suppression des deux premiers finit par faire chuter l’État. Engels va ignorer le problème de l’État despotique trouvé par Marx. Ainsi, selon Engels, si les classes tombent ainsi que la famille, alors on supprime l’État et la question de l’État tentaculaire est occultée par cet auteur.

Pour la théorie rationnelle de la Révolution, ce problème du despotisme bloque la réflexion et l’action. Il fallait donc faire comme Engels, occulter ce risque des théories de Marx. A cette époque, dans la seconde moitié du XIX° siècle, apparaissent trois personnages qui vont souligner le risque énorme de l’État sans classes : Bakounine, Hertzen et Proudhon. Plutôt de style anarchiste, Bakounine écrit clairement que la libération du prolétariat va aboutir non à l’État libéré mais à l’État despotique. C’est ce qui se constatera empiriquement [propos tranché de la prof]. Les masses populaires seraient en fait flouées dans cet État, on n’aura pas de dictature du prolétariat mais une dictature sur le prolétariat. On aboutit selon Bakounine à une tyrannie des clercs, pseudo-religieuse, qui crée un nouveau despotisme. Proudhon qui passa du socialisme à l’anarchisme, appelait ce système communisme de Marx, le système de déchéance de l’individu et de la personnalité. Toutes ces critiques ont pour intérêt de décrire l’avenir avec une certaine exactitude. Elles démontrent que le totalitarisme peut être considéré comme une conséquence de l’État décrit par Marx.

En conséquence, le despotisme asiatique est devenu la hantise des révolutionnaires de l’époque. Ainsi, les sociaux démocrates de l’époque (Lénine en était) en étaient obsédés. L’Empire tsariste de Nicolas II était reconnu par tous comme possédant certaines caractéristiques du despotisme asiatique. C’était un empire avec une bureaucratie très centralisée, pas de classes sociales et pas de propriété privée. Le danger pour les révolutionnaires communistes était de voir la Révolution supprimer un despotisme pour un autre. Les adversaires du bolchevik Lénine, ceux qui se prénommaient les mencheviks, l’accusaient de vouloir restaurer le despotisme asiatique en Russie. En particulier pour Plekhanov et Kerensky qui estimaient que la Révolution socialiste échouerait si on voulait supprimer les classes sociales. Du coup, le fond de la Révolution est vide de sens si on ne supprime plus les classes sociales.
Quand Lénine arrive au pouvoir, la question du despotisme asiatique est toujours très présente. Lorsqu’il prend le pouvoir, il demande la nationalisation immédiate des terres tandis que Plekhanov demandait la municipalisation (forme coopérative) pour éviter la restauration du vieil ordre semi-asiatique. Lénine a donc décidé de remplacer le terme de despotisme dans les écrits de Marx par son contraire, la féodalité. Le despotisme asiatique a donc hautement gêné les dirigeants. Staline fut encore plus inspiré, il caviarda (ordonna de couvrir d’encre) les extraits de Marx qui traitaient de ce despotisme.
En 1957, Wihfogel écrit Le despotisme hydraulique où sa thèse explique que le despotisme oriental apparait dans les grands deltas (Nil, Indus, Amour, …) car dans ces régions on a tantôt la sècheresse, tantôt des inondations. On meurt de soif ou d’excès d’eau. Si l’on ne prévoit pas des systèmes d’eau qui la draine et la distribue selon les périodes, on ne peut pas vivre. L’État tentaculaire apparait donc dans les régions de grands deltas. Wihfogel fut donc censuré dans les pays communistes.

Parti avec de bonnes intentions, rendre les peuples heureux, le communisme a abouti à une oppression totale. Etait-ce alors intrinsèque à l’idéologie marxiste ou juste une dérive de celle-ci ? Selon la prof, partout dans le monde, l’idéologie marxiste a donné un État totalitaire. Marx prévoyait la suppression de la classe dirigeante, cela s’est fait. En revanche, cette disparition fut remplacée par une autre, la nomenclatura. La religion devait disparaître et a survécu grâce aux babouchkas (grands-mères) pendant 70 ans de communisme. L’idée nationale devait disparaître pour l’idée internationale, et surtout sous Staline qu’on a vu l’idée nationale vaincre lors de la bataille de Stalingrad. Les soviets se sont mobilisés pour leur patrie et non pour leur système. Le XX° siècle entier raconte l’échec de cette vision de Marx. Il est sur que sa doctrine n’a pas été détournée volontairement. On s’aperçoit avant la Révolution de Lénine qu’on réfléchit beaucoup sur cette question. On se demande ce que voulait dire Marx, ce qu’il aurait fait, … Il est alors possible de comparer les deux Révolutions : celle de 1917 en Russie et celle de 1789 en France. Dans les deux cas, les Révolutions furent préparées par des intellectuels, des auteurs, des philosophes, … La plupart du temps les Révolutions menées par des intellectuels sont des échecs.

La Russie est dans une tradition despotique depuis longtemps. Le tsar n’est pas véritablement un despote mais en a certains traits. Le tsar Nicolas II est assez influençable et tombe dans les mains de gourous, comme Raspoutine. Le paysan russe avait auparavant été un citoyen mais s’était vu retiré plusieurs de ces droits. Le pays installé dans un espace européen, avait comme de nombreux autres eut droit dans le ?? siècle à son Parlement, la Vece. Ce Parlement trop puissant et trop contraignant pour les Princes, pouvait même les destituer. La Russie sous de nombreuses influences devint despotique. Ainsi, inspirée de Byzance, autrefois un vrai despotisme, Moscou se réclamait la troisième Rome en assumant l’héritage orthodoxe. De plus, entre le milieu du XIII° siècle et la fin du XV° siècle, les Tatares avaient envahis la Russie et écrabouillés le pays en levant de fortes taxes sur toute la contrée. Pour ne pas se déplacer, les Tatares envoyèrent des collecteurs d’impôts centraliser les taxes à Moscou. On a donc au fil du temps un grand État despotique avec sa bureaucratie centralisée, sa population globalement paysanne, sa Douma faible (la Douma étant un fantôme de la Vece), … La Russie était surtout une autocratie puisque face à Prince, personne n’avait de pouvoir. La société était donc assez passive puisque tous les pouvoirs sont en haut dans les mains du Prince. Dans cette société, il n’y a pas de contrats qui donnent de petits pouvoirs.
Fin XIX° siècle, la Russie est dans un grand besoin de réformes. La tension sociale est telle que le pays menace d’exploser avec les agissements des anarcho-terroristes. Il n’y a pas de juste milieu dans ce genre de société entre les esclaves soumis et les terroristes anarchistes. Ces anarcho-terroristes sont des humanistes, prêts à imposer l’humanisme par la bombe. Dans ces milieux, se développe la pensée du populisme, courant de pensée réformateur qui veut le bien du peuple et s’appuie sur la communauté villageoise qui doit s’organiser en son sein et éviter les bureaucraties complexes, tatillonnes et « autoritaires ». Le pays est alors rural, attaché aux communautés de base et l’épreuve de la modernité est proche, à la suite de l’Angleterre, la France et d’autres pays occidentaux. La société industrielle se rapproche. Or la Russie souhaite échapper aux conséquences de cette industrialisation. Ces thèses populistes ressortent à l’époque de Lénine qui en prend pour son grade.

C’est là qu’arrive Tchenitchevsky, un nihiliste (comme Diogène en son temps ou le marquis de Sade), qui dans la prison Pierre et Paul fait plusieurs rencontres et a accès à de nombreux livres. Il écrit alors un livre intitulé Que faire ? Tchenitchevsky veut rompre avec la morale, le spiritualisme ainsi que l’idéalisme. Il se défend d’être anarchiste en se déclarant l’absence d’amour pour les hommes, puisqu’il est matérialiste. Les sentiments lui sont étrangers, n’existent pas, seuls comptent les projets politiques. Pas de compromis possibles. Ce cynisme pousse Tchnitchevsky à vouloir changer l’homme. Pour lui, cela passe par la communauté villageoise mais pas par le stade capitaliste. Il faut faire une Révolution pour renverser le tsar et libérer l’homme. Pourtant, Tchenichevsky est un scientiste, il croit dans la science et la technique, veut remplacer la religion par la science. Il veut donc créer cet homme nouveau, il s’agit d’éduquer l’homme, d’élever son intellect pour faire une société parfaite en détruisant le passé tout entier. Dans ces propos, le totalitarisme est palpable, on avance sans tenir compte de ce que l’on brise. Lénine reprendra cela tout son règne durant sans se soucier des dommages collatéraux et des préoccupations morales. Tchnichevsky veut donc la recherche d’un homme nouveau, un homme qui ne sera plus obligé par l’extérieur (parents, professeurs, …), il sera entièrement lui-même. Le débat de la fin du XIX° siècle porte sur la question d’appliquer la société marxiste sur la société russe. Marx avait dit que pour faire la Révolution, il fallait passer par le stade capitaliste, stade qui engendrait une nouvelle forme d’esclavage entre le prolétaire et le bourgeois. Pour Marx, passer par ce stade où l’esclavage était terrible, finirait par pousser les prolétaires à la Révolution. En effet, passer du stade rural où les paysans sont attachés à leurs terres, leurs villages, leurs familles, … Impossible pour des paysans de quitter leurs valeurs traditionnelles, il faudrait qu’il n’y ait plus rien à perdre puisque la Révolution brise tout. Or selon Marx, l’ouvrier n’a plus rien (plus de temps, plus de famille, plus de patrie, …). C’est ainsi que Marx en conclut que la Révolution ne sera jamais paysanne. Lénine va effectivement se confronter directement à ces paysans soutenus par les idées des populistes de l’époque. Lénine ne veut pas aller vers la communauté paysanne mais la collectivisation, c’est là qu’il va être confronté aux paysans. Comment passer de ces sociétés rurales à des sociétés où l’individu serait détaché de tout ?

Plekhanov, proche de Lénine, était installé à Genève pour éviter les soucis avec le pouvoir russe. C’est donc lui qui va fonder le matérialisme dialectique, diamat, idéologie léniniste. Il s’agit d’un système du monde où tout fonctionne selon la théorie thèse – antithèse – synthèse, la synthèse devenant une nouvelle thèse, on recommence. Plekhanov a réussi a simplifié le diamat et à le transmettre aux troupes de Lénine. Il reprend la thèse de Marx où le communisme ne peut avoir lieu qu’avec le capitalisme. Et c’est la grande question de l’époque : peut-on passer du tsarisme au communisme sans passer par le stade capitaliste ? Pour Plekhanov non. Il redoutait à l’instar de ces collègues, le despotisme oriental, il voulait donc occidentaliser le pays pour préparer ensuite la Révolution. Il fallait laisser pousser les usines, le capital, … Tout cela forgerait une conscience de classe dans le prolétariat qui serait alors capable de diriger la Révolution dans un moment spontané. Pour Lénine, la spontanéité est impossible, les masses laborieuses seraient incapables de faire la Révolution car elles n’en seraient pas capables et n’en auraient pas envie. Les 25 années avant sa Révolution, Lénine a passé son temps à soutenir que les masses ne voudraient pas et ne pourraient pas se soulever pour instaurer la dictature.

Homme d’action et de réflexion, Lénine parvint à faire sienne la Révolution, en dépit d’une théorie intellectuelle peu réalisable en pratique. Lénine compris vite les conséquences peu glorieuses qui découleraient de ces théories. Pour Marx, le droit est la médiation entre l’individu et l’État qui opprime, il faut donc supprimer le droit qui est tenu entre les mains de la bourgeoisie. En action, Lénine constate que la suppression du droit va instaurer la loi du plus fort et l’arbitraire. De même, pour Marx, les droits de l’Homme créés en Occident sont un avatar de l’oppression bourgeoise. Ce sont des droits formels, créés par la bourgeoisie, seule à s’en repaître. Ainsi la liberté d’expression ne sert à rien pour ceux qui ne peuvent bien s’exprimer, la liberté de la presse sert à ceux qui savent écrire, … Les libertés pour Marx, sont uniquement formelles, elles ne servent à rien pour la plupart des individus mais ont un effet tambour de la bourgeoisie. Lénine reprend à lui cette théorie et décide de supprimer ces libertés. Marx en dira même que la vérité est relative et quand Lénine met cette idée en application, alors c’est l’arbitraire qui prend le pas.

Le conflit entre Lénine et Plekhanov était donc de savoir si le peuple se soulèverait de lui-même. Pour Plekhanov, si le peuple ne se soulève pas de lui-même, ce n’est pas sa Révolution. Pour Lénine, le peuple n’a pas conscience d’être écrasé et il faut l’aider à le réaliser. Ce manque de conscience politique des masses laborieuses imposait au parti de faire la révolution pour les masses laborieuses. Marx de son côté était persuadé que cette Révolution prendrait place non en Russie mais en Allemagne. Le pays était marqué par le bismarckisme et des tensions internationales. Le peuple était très mal à l’aise et déchiré dans ses opinions. En ça, Marx était très lucide. Son pays capitaliste pouvait très bien être le lieu de la Révolution puisqu’il y avait le prolétariat. Pourtant, le lieu où les élites pouvaient pousser à une Révolution prolétarienne, ce n’était pas en Allemagne mais en Russie où il n’y avait pas de classe prolétarienne. Donc pour Plekhanov, il fallait laisser le temps au temps, pas pour Lénine qui voulait agir vite. Dans son ouvrage Que faire ?, Lénine fait preuve de nihilisme et décrit l’ouvrier russe dans les trade-unions,  petits syndicats russes. Ces syndicalistes ne veulent pas de la Révolution, de l’Homme nouveau, de la collectivisation des terres, … Ils veulent la propriété privée la plus grande possible pour eux. Les ouvriers veulent manger à leur faim, avoir des logements plus confortables, des chefs d’ateliers moins arbitraires, des temps de pauses à l‘usine, la liberté de la grève, … Ce n’est donc pas la Révolution, ces ouvriers n’ont aucune conscience de classe, il faut leur imposer la Révolution de l’extérieur. Les ouvriers prolétaires ont un idéal petit bourgeois et non-révolutionnaire, s’ils se développent seuls, ils soutiendront leurs oppresseurs. Une minorité intellectuelle va donc décider de prendre les choses en mains pour rendre heureux le prolétariat, en dépit des aspirations concrètes du prolétariat. C’est là qu’on entre dans le despotisme.
Pour Lénine, la valeur de référence est non pas le prolétariat mais l’idéologie. Le prolétariat est dans l’erreur, il ne porte pas la vérité. C’est donc au parti de détenir la vérité et de savoir ce qui est bon pour le prolétariat. Lénine se voit toute légitimité à contraindre puisqu’il pense représenter les intérêts du prolétariat. La querelle des référents s’établit en 1903 avec la déchirure entre mencheviks et bolcheviks, qui donne une courte avance à Lénine et à ses bolcheviks. C’est son charisme et ses qualités, notamment la persévérance, qui donnèrent un avantage à Lénine. Les mencheviks soutenaient les trade-unions, pensaient qu’il fallait se référer au peuple réel et à ses désirs réels. Les Mencheviks reprochaient déjà à Lénine de construire un parti centralisé prêt à s’opposer au prolétariat. Lénine était un des rares individus qui restait ferme dans ses positions. Il était stable, opportuniste et donc faisait avec ce qu’il voulait avec tout les soutiens possibles quitte à balancer ses soutiens lorsqu’ils le plombaient ensuite. On évoque alors les « idiots utiles ». Le parti ne devait être empoisonné par la morale et autres considérations politiques.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire