samedi 1 décembre 2012

Amérique du Sud 30 - 11 (cours 6)

Monument étrange à la gloire de la Constitution de Cadix (1812) et à ses cortes.




Par souci de clarté, il vous faudra certainement un résumé synthétique de la situation historique en Espagne et en Amérique du Sud pour le cours qui suit de Mr. Launey. Vous pouvez lire ce cours (1808 - 1870) qui est très court et, il me semble, très clair. Cela vous placera un cadre historique qui devrait être utile pour comprendre le cours qui suit.



La Révolution de Cadix et les indépendances en Hispano-Amérique


20 ans après la Révolution française, l’Empire espagnol entre dans un contexte révolutionnaire qui s’achève sur la disparition de l’Espagne comme grande puissance et aboutit à la naissance d’une multitude d’États en Amérique du Sud. C’est aussi le triomphe de l’État moderne dans ces nouveaux pays hispaniques. Ce processus s’achève sur des indépendances depuis la révolution qui a pris place à Cadix en Espagne.
Une crise d’ensemble a créé et a stimulé des phénomènes révolutionnaires des deux cotés de l’Atlantique avec au départ la Révolution Française. En Espagne, la crise se centre sur la question de la représentation et de la légitimité de cette représentation. Ce sujet voit le jour en 1808 et est fondamental dans la culture politique d’Amérique Latine. C’est le critère central sur lequel s’apprécie les régimes latino-américains.
Longtemps les Grands propriétaires et les élites maitrisaient les votes d’une partie de la population. Ainsi les ouvriers agricoles votaient comme leurs patrons. Du coup, cela faussait fondamentalement les élections du fait de la structure sociale. Cela n’empêche pas le développement du pays, mais provoque un blocage politique malgré tout. Face à cela, les réactions seront de deux types : d’une part le maintien ou le retour au caudillisme (relation de type purement personnel  l’autorité politique) qui donne logiquement par la suite des régimes militaires et d’autre part, les populismes. Les régimes populistes ont le mérite de donner le pouvoir représentatif au peuple à l’inverse des régimes oligarchiques. Selon Guy Hermet, c’est une supercherie populiste puisque arguant de lutter contre les oligarchies, les populistes demandent le pouvoir et le prennent parfois de force au nom du fait qu’ils vont le donner au peuple.

C’est à Cadix que se met en place cette représentation qui ne sera pas toujours respectée dans les nouveaux États indépendants. Il y a un débat de la représentation qui s’ouvre à Cadix. Les droits du peuple et de la nation sont dorénavant légitimes. La représentation va entrainer un certain nombre de questions en premier lieu celle de la définition de la nation, puis celle de l’égalité des deux continents et du statut de l’Amérique. Au cours des élections des premières années d’indépendance, ces questions vont être développées. Au fil des élections, un système de représentation moderne remplace le système ancien.

Avec la fin de la monarchie espagnole et portugaise, on voit renaître l’idée de représentation. Fin mai 1808, on annonce l’abdication de Charles IV puis de Ferdinand VII, on annonce aussi des soulèvements populaires en Espagne qui donnent lieu à la composition de juntes (juntas, des conseils) de défense. Les juntes sont des réponses patriotiques qui trouvent leur légitimité dans l’action du peuple. Ces juntes refusent l’abdication, parlent de loyauté et de fidélité envers leur roi. Elles insistent notamment sur le pacte implicite qui existait entre le roi et la nation. Ce pacte fut rompu indument par le roi, provoquant un effondrement politique et suggérant une trahison du roi, il n’avait pas le droit d’abdiquer, d’abandonner son peuple face aux armées napoléoniennes.
En conséquence, les juntes doivent improviser une représentation. La composition des juntes représente la variété des corps sociaux, des ordres et des institutions propres à une société d’Ancien Régime (on a des intendants, des gouverneurs, des membres de municipalités, des ecclésiastiques, des avocats, des artisans, des commerçants, …). Chacune des juntes qui naissent dans les régions espagnoles va d’abord se tourner vers les institutions représentatives médiévales. On les voit alors se tourner vers un passé mythique pour combler la trahison royale.
Une cortes générale, nommée la Suprême Junte Centrale du Royaume, apparaît à Séville. Cette tentative de combler l’absence de représentation va offrir un mélange de tradition et de modernité. Elle considère qu’elle gouverne à la place de Ferdinand VII, ce qui est immédiatement ambigu puisque ledit roi ne lui a pas fait de délégation explicite. Elle se juge alors comme une représentante de la nation puisqu’elle réunit toutes les régions en son sein. Les membres de la junte centrale vont avoir quasiment le statut de députés des cortes car ils sont représentants de la nation, tout en demeurant des membres de l’élite d’Ancien Régime. Cette junte va mener à sa manière la guerre aux armées napoléoniennes. C’est malheureusement l’enchaînement de défaites successives face aux troupes napoléoniennes.
Pour parfaire la représentation nationale, il faut des représentants des Amériques. La Junte Centrale demande alors à l’Amérique d’élire des représentants. Cela pose la question de l’égalité entre l’Espagne et l’Amérique. Dans les deux régions, le loyalisme (fidélité au roi) est sans faille depuis le début du conflit. L’Amérique a aidé sa métropole dans ses tentatives pour résister aux troupes françaises, sans succès donc. Du coup, face aux échecs de la Junte Suprême, les Amériques vont vouloir obtenir leur propre junte et se heurtent aux autorités espagnoles en place en Amérique. Les hauts-placés en Amérique étaient en place à leurs postes par une nomination royale, royauté qui n’était pas remise en cause en Amérique.
Dans ce contexte, un certain nombre de provinces vont se remettre clairement en cause la Junte Centrale puisque la représentation américaine est viciée dans son principe. En effet, en théorie, la Junte Centrale donne l’égalité aux représentants espagnols ou américains, mais dans leur réflexion, les membres espagnols de la Junte Central calculent en termes de colonies. Or cette réflexion est haïe des Américains qui lorsqu’ils parlaient d’Espagne, englobaient la Péninsule Ibérique et l’Amérique. Les propos de la Junte Centrale fixe une inégalité entre l’Espagne et l’Espagne des « deux hémisphères ». Pire encore, la Junte Centrale présente l’élection des membres à la Junte Centrale comme une récompense pour sa loyauté à la couronne, ce qui nie la réalité des dissensions sur le terrain. Enfin l’inégalité se retrouve aussi dans le nombre de représentants américains au sein de cette Junte Centrale. L’Amérique est constituée de 9 territoires et chacune doit élire un député quand les régions espagnoles en ont 2 par territoire.

Parallèlement, l’élection espagnole de la Junte Centrale mène au pouvoir des Modérés et des Libéraux contre ceux qui voulaient la restitution des institutions d’Ancien Régime. Cette Junte Centrale va donc encore plus innover dans l’idée de représentation. Un an plus tard, la Junte Centrale fixe la date de réunion des cortes, ce qui va aggraver les relations avec l’Amérique puisque le délai de réunion des cortes est trop court pour que les représentants américains arrivent à temps à ces réunions. L’inégalité devient trop forte pour les Américains puisqu’ils savent qu’ils seront absents lors de ces réunions législatives, symboles de la souveraineté nationale. La Junte consciente du souci va vouloir remédier à ce problème par un système inédit. Puisqu’on ne peut pas faire venir les représentants des Amériques, nommons des Espagnols représentant les intérêts de l’Amérique. Si la guerre contre les armées napoléoniennes est aussi à l’origine des actions précipitées de la Junte Centrale, cela n’en reste pas moins indéfendable. Ces représentants élus par le peuple espagnol doivent représenter les Américains. Cette représentation douteuse est renforcée par le fait que la Junte Centrale se compose de 250 députés représentant l’Espagne et ses 10 millions d’habitants, moins de 30 députés pour l’Amérique et les Philippines qui ont 14 millions d’habitants.
Début 1810, la légitimité de ce qui sera le pouvoir législatif, les cortes, est entachée d’irrégularités ce qui aboutit pour les Américains à un retournement de situation. Les Américains fondent début 1810, leurs propres juntes autonomes, même si encore à cette époque la majorité de la population ne voulait pas explicitement de l’indépendance.

A Cadix, où eu lieu la Révolution libérale, le changement de régime va s’accélérer et favoriser l’indépendance américaine. Cadix, située sur une presqu’île, proche des navires alliés anglais et loin des troupes françaises. Cadix est riche car elle est un port commercial important, du coup, Napoléon instaure un siège devant la ville. Le peuple de Cadix, ouvert aux idées nouvelles de par le fait que la ville est cosmopolite, réunit les débats de junte de Cadix (qui n’est pas la Junte Centrale). Les débats durent deux ans avec un des sujets principaux : le suffrage universel.
Sous un gouvernement militaire, Cadix voit ce gouvernement respecter la légitimité des décisions prises dans les débats de la junte. Les militaires acceptent donc le suffrage universel et des élections sont organisées. Une nouvelle junte voit alors le jour. Cette junte est donc élue par la population, en dépit d’un gouvernement militaire remis en cause. De plus, la junte de Cadix élue s’installe dans un dispositif démocratique qui cherche à avoir une influence sur la transition monarchique et apporte par là, une certaine reconnaissance à la monarchie. La junte veut définir les contours de la transition monarchique ce qui lui fait reconnaître le caractère permanent de la monarchie. En même temps, cette junte veut une séparation libérale des pouvoirs et qui pourrait remettre en cause le schéma monarchique. La configuration qui en sort a pour but de mettre à profit la crise du régime pour donner au pays la Constitution qui posera les fondements d’une monarchie parlementaire. Cette décision est le fruit des désirs de riches marchands de Cadix, souvent des bourgeois, parfois des nobles. Ces riches marchands utilisent tout de même le réseau commercial pour défendre ce qui est une source de leur richesse. Autant ces marchands acceptent le libéralisme politique, autant ils rejettent ce libéralisme en économie. Mais l’évolution de la situation militaire va faire évoluer la monopolisation du réseau commercial grâce aux Anglais qui abolissent rapidement le monopole du commerce atlantique.

L’évolution rapide de la situation vient de la guerre et d’une série de maladresses politiques. Cadix, assiégée et surchauffée devient la scène de batailles décisives pour tenter d’obtenir des représentations modernes. Or dans ce combat, Cadix fait un pas en arrière en nommant un conseil de régence conservateur qui remplace la junte. Les Libéraux sont déçus et les partisans du changement vont lutter contre ce conseil de régence. Une bonne partie des novateurs des années précédentes, des commerçants, la plèbe de la ville sous l’influence probable des commerçants, … En quelques mois, les novateurs de Cadix font pression sur la régence qui en dépit de ses pressions subit ces critiques dans la presse, dans les cafés. Le problème de l’unité de la monarchie retombe.
La réunion des cortes se fait alors à Cadix même dans une seule chambre qui rassemble aussi des députés du Tiers-État ainsi que des représentants des Amériques qui sont tirés de Cadix et dont une condition et d’être originaire des Amériques. La régence ne va avoir aucun droit ni aucune voix de réviser les mandats, de présider l’assemblée des cortes, … Bref, la régence ne peut imposer les ordres du jour ou influer sur les thèmes traités par les cortes.  Le pouvoir législatif est seul maître de lui-même.

Lorsque les cortes de Cadix promulguent une Constitution de la monarchie espagnole, on assiste par là même à l’achèvement de la première étape de la Révolution hispanique en Espagne, la première étape du démantèlement de l’Empire Espagnol. La monarchie absolue ou demi-absolue s’est effondrée, de nombreuses élections ont eu lieu qui donnent la parole à la nation, lui permettant ainsi de proclamer sa souveraineté. Un régime représentatif au sens moderne est en train de se mettre en place.
Dans la Constitution de mars 1812, on trouve le principe de souveraineté nationale, de séparation des pouvoirs, des libertés individuelles, de l’abolition des corps et des statuts privilégiés, de l’instauration de corps électifs à tous les niveaux (municipal, provincial et national), ainsi qu’un suffrage presque universel. Si l’on s’en tient au texte, le monde hispanique a complètement adopté les formes et les principes de la modernité politique. Il y aura en 1814, une restauration de la monarchie non-constitutionnelle, juste après les premières défaites napoléoniennes, mais ce n’est qu’une brève parenthèse puisqu’en 1820, le processus de modernisation est relancé de manière encore plus radicale. Ce sera l’occasion pour l’Amérique de réaffirmer son indépendance tout aussi radicalement puisqu’à cette période Bolivar a déclaré la guerre à outrance aux Loyalistes d’Amérique.

Le bilan de ce processus est partagé. On a assisté à l’instauration d’une nouvelle légitimité qui est le principe et la cause essentielle de la disparition de l’Empire. Cette disparition n’était pas attendue sous cette forme et encore moins sous cette rapidité. Ce qui a précipité la solution, c’est le refus de pratiquer une égalité véridique de représentation entre Espagne et Amérique dans les institutions législatives. Ces maladresses procédurales ont stimulé l’édiction jusqu’en Amérique d’une certaine idée de la nation qui n’existait pas encore.
On constate par ailleurs une rapidité du passage à la modernité politique qui pose plusieurs problèmes pour l’avenir. Le triomphe des nouveaux principes politiques est certain, mais cela signifie-t-il pour autant que la société est devenue moderne ? La vie politique de ces pays a-t-elle adoptée immédiatement des pratiques conformes aux nouvelles références qui furent proclamées très solennellement ? La réponse est plutôt négative du fait de plusieurs facteurs. La victoire libérale est le produit inattendu d’un concours de circonstances qui fait qu’il y a en Espagne un occupant, l’absence du roi, la recherche d’une légitimité provisoire au pouvoir constitué temporairement ainsi que la domination par hasard des Libéraux à Cadix. En outre, dans ce concours de circonstances, il y a aussi des quiproquos comme la manière dont on concevait le vocabulaire utilisé. Tout le monde aspire rapidement à la représentation mais tout le monde ne la comprend pas clairement. Il y a un quiproquo sur la signification de cette représentation puisque les sociétés espagnoles et américaines restent au moins traditionnelles voire plus que cela. En même temps, les élites traditionnelles sont apparues rapidement en déphasage avec l’évolution de la société et des comportements. Et ceci se traduit par la persistance longue des clans familiaux, des réseaux traditionnels, des corps de métiers, … en dépit des interdictions de la Constitution. Une vie politique moderne se met en place avec sa dimension électorale mais cela est déformé et altéré puisque les citoyens concernés et qui n’ont pas de dépendance personnelle sont peu nombreux. Les principes de la démocratie représentative ne sont suivis que par la minorité des membres des nouvelles élites qui avaient approuvé ce nouveau système.
Face à la résistance sociétale, ces élites vont tenter de mobiliser les vieux acteurs collectifs en leur faveur pour tenter de transformer la société au-travers de la politique. Mais ils vont être dépassés par l’épaisseur de la structure sociale qui va confronter les vieux acteurs collectifs et les acteurs collectifs plus modernes. Cela va développer une pratique propre à l’Amérique du Sud : le caciquisme, autorité personnelle d’un chef local sur des populations qui lui prêtent allégeance et dont toutes les relations qu’entretient le cacique sont de types personnelles. En dépit de la modernité de cette notion, ce sont les structures anciennes qui sont utilisées par les caciques pour assoir leur élection.

Certes la société a évolué en deux siècles, mais en dépit de cela, on retrouve encore des résidus de cette culture de nos jours. Ainsi la nomination al dedo de Chavez se fait dans les trois quarts en faveur de Vénézuéliens du Nord du pays, on peut y voir une forme de caciquisme.

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