Expliquer
le miracle asiatique
Dans
ce cours, on se concentre sur le miracle asiatique au sens de la première
génération et de la seconde génération de pays. La Chine en est donc exclue. Deux gros débats en émergent. Cette
réussite est-elle véritablement miraculeuse ? Le terme est-il
approprié ? Ce développement économique est-il si inexplicable que ça ou
bien peut-on en réalité l’expliquer avec des outils d’analyses économiques
classiques ? Le second débat va au-delà
de cette question de miracle, il s’agit de savoir si les bonnes performances
économiques sont dues à l’intervention de l’État ou bien si c’est surtout du
fait des libres forces du marché. Le premier débat est assez technique,
dans le second, on s’interroge de manière plus large sur la logique de cette
réussite économique.
I.
Différents
paradigmes du développement
1.
Mesurer la croissance
L’idée de la
théorie de la croissance, c’est qu’une économie est l’addition des économies d’entreprises.
Du coup, on passe d’une échelle microéconomique à une échelle macroéconomique.
Pour cela, on a besoin de facteurs de production (travail et capital). Du coup,
pour produire plus, une première solution est d’augmenter les facteurs de
production.
Mais d’autres
analyses estiment qu’on peut produire plus avec la même quantité de facteurs de
production, juste en améliorant l’organisation de la production. On a donc un
troisième ressort qui n’est pas quantitatif mais qualitatif, c’est ce qu’on
nomme le progrès technique ou la productivité totale des facteurs. Ce troisième
ressort, n’est pas de la même nature que le travail ou le capital. Il n’est
donc pas mesurable.
Le progrès technique c’est ce qui
explique la croissance si les deux autres facteurs ont déjà été mesurés. Une
croissance générale de 5% où le travail et le capital n’expliquent que 2% de la
croissance, alors le progrès technique sera le troisième facteur qui expliquera
les 3% manquant dans ce calcul. Le progrès technique peut être vu comme un
résidu, ce qu’on ne peut mesurer de manière quantifiable, quand les deux
premiers facteurs n’expliquent pas tout.
Le
Produit Intérieur Brut (PIB) pour sa part est le produit du capital, du travail
et de ce progrès technique. La formule mathématique (f(x)) est appelée « fonction de Cobb Douglas ».
Elle prend en compte une constante (k) à laquelle on multiplie le travail (K)
et le capital (L), tout deux munis de coefficients (α).
PIB = f
(k ; K ; L)
PIB = k ×
Kα × L(α-1)
En
gros, ces coefficients mettent en évidence l’importance du travail et celle du
capital (qui sont inverse : si le travail explique 40%, alors le capital
vaudra 60%). On peut donc mesurer le PIB, le travail et le capital. Le progrès
technique c’est notre constante k, qu’on détermine par la différence entre le
PIB et les deux facteurs de production.
k
= PIB × L(α-1) / Kα
Toutes ces formules
sont soumises à la loi du rendement décroissant. Si on augmente les facteurs de
production, sur le long terme, on va l’accroitre de moins en moins. L’accroissement dans la main d’œuvre
ne peut pas augmenter éternellement (hommes, femmes, immigration, … on doit s’arrêter
à moment donné). La croissance de capital est elle-même limitée par la
croissance de la main d’œuvre. La
croissance extensible n’est absolument pas durable sur le long terme. Le seul
ressort de croissance à long terme est le progrès technique puisque là, il n’y
a pas de limites. Ces calculs furent constatés sur la base de phénomènes
mondiaux (croissance des USA ou d’autres pays, …) et après analyses, on a
découvert que la croissance en générale était du surtout au progrès technique.
2.
La critique de Krugman
S’inspirant des
constats dans les pays industrialisés, on a déplacé cette analyse dans les pays
d’Asie. On présumait que dans ces pays la forte croissance venait surtout de l’explication
mystérieuse du progrès technique. Or en 1994,
l’économiste Paul Krugman, dénonce une
mauvaise analyse. Selon lui, la croissance n’est pas du tout du au progrès
technique mais à l’accumulation du capital et une mobilisation massive de la
main d’œuvre. Pour lui, l’Asie connaît une croissance extensive et donc sur le
long terme, cela s’annonce au ralentissement. Dans son article, Le mythe du miracle asiatique (conseillé dans la
bibliographie du cours), il développe donc son analyse et explique que ce
miracle est le résultat de « la transpiration
et non de l’inspiration ». Sa conclusion est donc qu’il risque d’y
avoir sans tarder un ralentissement de cette croissance. La concurrence
asiatique ne devrait pas perturber l’hyperpuissance américaine. Son article met
beaucoup l’accent sur le cas singapourien, qui a mobilisé la population active (notamment
les femmes) et qui a amélioré cette main d’œuvre (taux de scolarisation élevé).
Cet article qui a
fait grand bruit met en évidence que le développement asiatique n’est pas
forcément l’exemple à suivre puisque qu’il a fallut beaucoup investir et donc
renoncer à la consommation, se sacrifier pour la nation en quelque sorte.
La première
critique de Krugman est une critique technique. Elle porte sur la validité des
résultats des calculs de l’auteur.
D’autres auteurs ont mesuré de leurs cotés et en sont tous arrivés à une
conclusion similaire (en dépit de résultats parfois très différents) le progrès
technique a été très minimisé par Krugman. Cette critique technique est
elle-même contestable en particulier sur les hypothèses de départ qui sont très
nombreuses et pas forcément pertinente. Arriver
à des conclusions très tranchées sur la base d’un résultat numérique fragile
reste assez risqué. Toujours est-il que sur le long terme, les calculs révèlent
que le progrès technique va croissant surtout dans les dernières années.
L’autre critique
principale porte sur l’idée qu’une croissance extensive menace de s’effondrer. En effet, rien ne dit que la
croissance extensive de l’Asie va en rester là. Au contraire, cette politique
économique va certainement entrer dans une transition vers un accroissement du
progrès technique lorsque la stratégie extensive s’approche de ces limites. Il n’y a pas d’essoufflement nécessaire des
économies asiatiques.
Autre
critique possible, comparer Singapour à l’URSS reste assez douteux sur de
nombreux plans : taille du pays, développement de l’industrie, …
II.
Le modèle asiatique
contesté : des stratégies diversifiées
1.
Éléments de théorie
La première vision
est appelée libérale, classique ou encore orthodoxe. Elle s’appuie sur une idée
très forte : les marchés sont efficaces alors que les gouvernements ne le
sont pas. Dans cette idée, les ressources seront
utilisées de manière optimale en laissant faire le marché. Du coup, pour qu’une
économie se développe, il faut laisser faire le marché, tout en découlera pour
le mieux et le développement se fera tout seul. Les potentielles interventions
de l’État risqueraient de fausser les résultats optimaux du marché. L’État n’est en mesure d’intervenir que
dans certains secteurs où les pouvoirs publics sont en bonne position pour agir,
rares sont ces secteurs (éducation, santé, …).
Face à cette
vision, on a une autre approche du développement assez largement dominante dans
les années 1950 – 1960. Dans cette vision,
les pays en développement n’ont pas des économies « normales ». Elles sont par définition des
économies industrialisées avec une nature fondamentalement différente. On ne
peut appliquer les cadres économiques classiques dans ces pays, il faut une
approche plus nuancée. L’État dans ces
pays avait un rôle important à jouer ne serait-ce que pour amorcer l’industrialisation
qui était, dans cette vision, la base du développement économique. L’essentiel
des interventions de l’État devaient avoir un but protectionniste. L’argument
employé est celui de l’industrie naissante. Ces industries naissantes sont
trop petites pour faire face à la concurrence, du coup, l’État doit la protéger
des industries de même nature qui risqueraient de la tuer dans l’œuf. Ainsi l’État
assure le développement de cette industrie qui une fois qu’elle est devenue
suffisamment compétitive est libérée de la tutelle de l’État. La protection n’est
donc pas durable, c’est provisoire, le temps que l’industrie se développe, se
renforce et devienne plus compétitive. C’est l’économiste Frédéric Litz qui a théorisé cela. On parle de la stratégie Industrialisation
par Substitution des Importations (ISI).
2.
Le consensus de Washington
Cette théorie interventionniste
est très représentée dans les années 1950 – 1960
avec la CEPAL. Pourtant l’Amérique Latine n’a pas connu de résultats brillants
du point de vue économique. Or durant la même période, on voit émerger d’autres
pays. Une flopée d’économistes décrit alors le système prôné par la CEPAL. L’idée
est que par opposition au système économique latino-américain, les autres
stratégies économiques dans le monde se seraient forcément construites sur une
application purement libérale.
Les économistes ont construit leur raisonnement libéral surtout par opposition
à l’échec interventionniste latino-américain. On déclarait alors qu’en Asie, il
n’y a jamais eu de système ISI. Le fait est que cela est beaucoup plus nuancé.
Face
à l’échec de l’Amérique Latine, il est conseillé par les Libéraux de changer
radicalement de politique avec de nouvelles mesures libérales. Lors du consensus de Washington en 1989, John Williamson
a donné une série de conseils pour les économies latino-américaines, conseils
libéraux reconnus par la plupart des grandes institutions de l’époque (FMI,
banque américaine, …). Ainsi, les marchés sont plus efficaces que les
gouvernements, il faut déréglementer le marché, … Malheureusement, le « consensus
de Washington » ne s’adressait qu’à l’Amérique Latine, or il fut interprété
comme des politiques valables partout et en tout temps. 10 points compose ce consensus :
·
La discipline budgétaire : éviter les déficits
budgétaires, ce qui ne veut pas dire avoir un excédent budgétaire, mais ne
pas se mettre dans des situations difficiles.
·
Mettre la priorité sur les
dépenses publiques.
·
Réformer le système fiscal : mieux organiser les
finances publiques passe aussi par une bonne organisation du système d’imposition.
·
La libéralisation des taux d’intérêts, pour laisser les forces du
marché jouer seules sur les prix de l’argent.
·
La libéralisation du marché des
taux de change,
qui est censé garantir la compétitivité.
·
La libéralisation du commerce, qui s’ouvre à l’extérieur et
vers l’extérieur.
·
La libéralisation des
Investissements Directs Étrangers,
qui sont des investissements d’entreprises étrangères sur un territoire dans l’objectif
de produire sur place.
·
La privatisation, c’est là qu’on voit que c’est
surtout destiné aux économies latino-américaines empêtrées dans des conflits d’intérêts
et de corruption dans les années 1980.
·
La dérèglementation.
·
La garantie des droits de propriétés, là encore typiquement, cela s’adressait
aux économies latino-américaines.
Le gros abus du
propos fut de dire que les économies asiatiques avaient suivis la totalité de
ces points, alors même qu’elles avaient depuis longtemps commencé leur
développement, sans connaître ces 10 points.
3.
Une stratégie asiatique plus complexe
Dans les années 1990, une autre vague d’économistes
annoncent avoir étudié précisément le cas des économies asiatiques : notamment Amsden sur la Corée du Sud et Wade sur Taïwan. Ils annoncent que les propos des
libéraux sont largement abusifs puisque dans le cas de Taïwan, il y a
essentiellement eu des interventions de l’État mais différentes de l’Amérique
Latine. Le gouvernement a subventionné de nombreux secteurs, a manipulé les
taux d’intérêts, a différencié les taux d’intérêts selon qu’ils soient
épargnants ou emprunteurs, … On est donc
loin de la logique libérale présentée par certains économistes. Les États
asiatiques ont identifié les secteurs prometteurs pour mieux les subventionner
et donc les développer. Cette approche là met en avant la capacité des pouvoirs
publics à manipuler les prix sur le marché, prix qui ne sont pas le juste
prix. On a donc des interventions de l’État, de nature différente de celle des
économies latino-américaines, c’est un État développeur.
En 1993, le Japon commande une étude à la Banque
Mondiale sur le miracle asiatique. Comme la Banque Mondiale est à cette époque
plutôt libérale,
on s’attend à une analyse libérale du miracle asiatique. Or curieusement, ils
constatent que le rôle des États n’est pas du tout négligeable dans le
développement des économies asiatiques. Leurs
constats révèlent la complexité de la situation. Ces économies auraient
respecté 6 politiques économiques fondamentales dont un certain nombre de
préconisations d’ordre libérales :
·
Ces
économies ont su maintenir un environnement macroéconomique stable.
·
Un
capital humain de qualité (formation, éducation, …).
·
Un
système financier efficace et « sur ». Ce point sera revu par la
suite.
·
La
capacité à mettre en place une agriculture productive.
·
Des
distorsions de prix efficaces mais limitées (la Banque Mondiale est encore
libérale).
·
L’ouverture
au commerce extérieur.
A ces 6 points, la
Banque Mondiale reconnait qu’il y a eu des interventions de l’État bien
supérieures à ce que les Libéraux peuvent tolérer dans leurs dogmes. Les
interventions portent sur trois domaines : les exportations (activement promues par l’État), le marché monétaire (manipulation des
taux d’intérêts comme disait Wade, …) et
la politique industrielle (subventionnement de certaines industries au
détriment d’autres, …). La Banque Mondiale accepte cet
interventionnisme au nom du fait qu’il n’est pas contraire au sens du marché.
On sent le tiraillement entre l’idéologie de la Banque Mondiale et le constat
des économies asiatiques plutôt interventionnistes. C’est le développement de l’idée de Market
friendly.
Ainsi
dans le cas de la Corée, l’État décide d’encourager certaines industries exportatrices.
Ces industries seront énormément subventionnées pour assurer leur
développement. Il y a donc un tri de l’État dans l’aide fournit à certaines
entreprises. Mais l’octroi de ces subventions n’est pas illimité dans le temps
et en plus est soumis à condition, celle de bons résultats et de compétitivité.
Au départ antilibérale, cette politique fait un rétrocontrôle de type plus
libéral.
On peut tout de
même critiquer l’analyse de la Banque Mondiale dans le sens où elle tend à dire
que les interventions étatiques ne sont pas jugées responsables du
développement du pays. Le rapport l’affirme, mais le démontre pas.
En revanche, les
conditions de départ des économies asiatiques doivent aussi être analysées. Le
niveau d’égalité dans la distribution du revenu a certainement eu un rôle
non-négligeable. Idem pour le niveau initial du capital humain mieux formé que
d’autres pays dans le monde.
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