jeudi 24 janvier 2013

Asie 23 - 01 (cours 2)


 


Expliquer le miracle asiatique


Dans ce cours, on se concentre sur le miracle asiatique au sens de la première génération et de la seconde génération de pays. La Chine en est donc exclue. Deux gros débats en émergent. Cette réussite est-elle véritablement miraculeuse ? Le terme est-il approprié ? Ce développement économique est-il si inexplicable que ça ou bien peut-on en réalité l’expliquer avec des outils d’analyses économiques classiques ? Le second débat va au-delà de cette question de miracle, il s’agit de savoir si les bonnes performances économiques sont dues à l’intervention de l’État ou bien si c’est surtout du fait des libres forces du marché. Le premier débat est assez technique, dans le second, on s’interroge de manière plus large sur la logique de cette réussite économique.


I.                   Différents paradigmes du développement

1.      Mesurer la croissance

L’idée de la théorie de la croissance, c’est qu’une économie est l’addition des économies d’entreprises. Du coup, on passe d’une échelle microéconomique à une échelle macroéconomique. Pour cela, on a besoin de facteurs de production (travail et capital). Du coup, pour produire plus, une première solution est d’augmenter les facteurs de production.
Mais d’autres analyses estiment qu’on peut produire plus avec la même quantité de facteurs de production, juste en améliorant l’organisation de la production. On a donc un troisième ressort qui n’est pas quantitatif mais qualitatif, c’est ce qu’on nomme le progrès technique ou la productivité totale des facteurs. Ce troisième ressort, n’est pas de la même nature que le travail ou le capital. Il n’est donc pas mesurable. Le progrès technique c’est ce qui explique la croissance si les deux autres facteurs ont déjà été mesurés. Une croissance générale de 5% où le travail et le capital n’expliquent que 2% de la croissance, alors le progrès technique sera le troisième facteur qui expliquera les 3% manquant dans ce calcul. Le progrès technique peut être vu comme un résidu, ce qu’on ne peut mesurer de manière quantifiable, quand les deux premiers facteurs n’expliquent pas tout.

Le Produit Intérieur Brut (PIB) pour sa part est le produit du capital, du travail et de ce progrès technique. La formule mathématique (f(x)) est appelée « fonction de Cobb Douglas ». Elle prend en compte une constante (k) à laquelle on multiplie le travail (K) et le capital (L), tout deux munis de coefficients (α).
PIB = f (k ; K ; L)
PIB = k × Kα × L(α-1)
En gros, ces coefficients mettent en évidence l’importance du travail et celle du capital (qui sont inverse : si le travail explique 40%, alors le capital vaudra 60%). On peut donc mesurer le PIB, le travail et le capital. Le progrès technique c’est notre constante k, qu’on détermine par la différence entre le PIB et les deux facteurs de production.
k = PIB × L(α-1) / Kα

Toutes ces formules sont soumises à la loi du rendement décroissant. Si on augmente les facteurs de production, sur le long terme, on va l’accroitre de moins en moins. L’accroissement dans la main d’œuvre ne peut pas augmenter éternellement (hommes, femmes, immigration, … on doit s’arrêter à moment donné). La croissance de capital est elle-même limitée par la croissance de la main d’œuvre. La croissance extensible n’est absolument pas durable sur le long terme. Le seul ressort de croissance à long terme est le progrès technique puisque là, il n’y a pas de limites. Ces calculs furent constatés sur la base de phénomènes mondiaux (croissance des USA ou d’autres pays, …) et après analyses, on a découvert que la croissance en générale était du surtout au progrès technique.

2.      La critique de Krugman

S’inspirant des constats dans les pays industrialisés, on a déplacé cette analyse dans les pays d’Asie. On présumait que dans ces pays la forte croissance venait surtout de l’explication mystérieuse du progrès technique. Or en 1994, l’économiste Paul Krugman, dénonce une mauvaise analyse. Selon lui, la croissance n’est pas du tout du au progrès technique mais à l’accumulation du capital et une mobilisation massive de la main d’œuvre. Pour lui, l’Asie connaît une croissance extensive et donc sur le long terme, cela s’annonce au ralentissement. Dans son article, Le mythe du miracle asiatique (conseillé dans la bibliographie du cours), il développe donc son analyse et explique que ce miracle est le résultat de « la transpiration et non de l’inspiration ». Sa conclusion est donc qu’il risque d’y avoir sans tarder un ralentissement de cette croissance. La concurrence asiatique ne devrait pas perturber l’hyperpuissance américaine. Son article met beaucoup l’accent sur le cas singapourien, qui a mobilisé la population active (notamment les femmes) et qui a amélioré cette main d’œuvre (taux de scolarisation élevé).
Cet article qui a fait grand bruit met en évidence que le développement asiatique n’est pas forcément l’exemple à suivre puisque qu’il a fallut beaucoup investir et donc renoncer à la consommation, se sacrifier pour la nation en quelque sorte.

La première critique de Krugman est une critique technique. Elle porte sur la validité des résultats des calculs de l’auteur. D’autres auteurs ont mesuré de leurs cotés et en sont tous arrivés à une conclusion similaire (en dépit de résultats parfois très différents) le progrès technique a été très minimisé par Krugman. Cette critique technique est elle-même contestable en particulier sur les hypothèses de départ qui sont très nombreuses et pas forcément pertinente. Arriver à des conclusions très tranchées sur la base d’un résultat numérique fragile reste assez risqué. Toujours est-il que sur le long terme, les calculs révèlent que le progrès technique va croissant surtout dans les dernières années.
L’autre critique principale porte sur l’idée qu’une croissance extensive menace de s’effondrer. En effet, rien ne dit que la croissance extensive de l’Asie va en rester là. Au contraire, cette politique économique va certainement entrer dans une transition vers un accroissement du progrès technique lorsque la stratégie extensive s’approche de ces limites. Il n’y a pas d’essoufflement nécessaire des économies asiatiques.
Autre critique possible, comparer Singapour à l’URSS reste assez douteux sur de nombreux plans : taille du pays, développement de l’industrie, …


II.                Le modèle asiatique contesté : des stratégies diversifiées

1.      Éléments de théorie

La première vision est appelée libérale, classique ou encore orthodoxe. Elle s’appuie sur une idée très forte : les marchés sont efficaces alors que les gouvernements ne le sont pas. Dans cette idée, les ressources seront utilisées de manière optimale en laissant faire le marché. Du coup, pour qu’une économie se développe, il faut laisser faire le marché, tout en découlera pour le mieux et le développement se fera tout seul. Les potentielles interventions de l’État risqueraient de fausser les résultats optimaux du marché. L’État n’est en mesure d’intervenir que dans certains secteurs où les pouvoirs publics sont en bonne position pour agir, rares sont ces secteurs (éducation, santé, …).

Face à cette vision, on a une autre approche du développement assez largement dominante dans les années 1950 – 1960. Dans cette vision, les pays en développement n’ont pas des économies « normales ». Elles sont par définition des économies industrialisées avec une nature fondamentalement différente. On ne peut appliquer les cadres économiques classiques dans ces pays, il faut une approche plus nuancée. L’État dans ces pays avait un rôle important à jouer ne serait-ce que pour amorcer l’industrialisation qui était, dans cette vision, la base du développement économique. L’essentiel des interventions de l’État devaient avoir un but protectionniste. L’argument employé est celui de l’industrie naissante. Ces industries naissantes sont trop petites pour faire face à la concurrence, du coup, l’État doit la protéger des industries de même nature qui risqueraient de la tuer dans l’œuf. Ainsi l’État assure le développement de cette industrie qui une fois qu’elle est devenue suffisamment compétitive est libérée de la tutelle de l’État. La protection n’est donc pas durable, c’est provisoire, le temps que l’industrie se développe, se renforce et devienne plus compétitive. C’est l’économiste Frédéric Litz qui a théorisé cela. On parle de la stratégie Industrialisation par Substitution des Importations (ISI).

2.      Le consensus de Washington

Cette théorie interventionniste est très représentée dans les années 1950 – 1960 avec la CEPAL. Pourtant l’Amérique Latine n’a pas connu de résultats brillants du point de vue économique. Or durant la même période, on voit émerger d’autres pays. Une flopée d’économistes décrit alors le système prôné par la CEPAL. L’idée est que par opposition au système économique latino-américain, les autres stratégies économiques dans le monde se seraient forcément construites sur une application purement libérale. Les économistes ont construit leur raisonnement libéral surtout par opposition à l’échec interventionniste latino-américain. On déclarait alors qu’en Asie, il n’y a jamais eu de système ISI. Le fait est que cela est beaucoup plus nuancé.

Face à l’échec de l’Amérique Latine, il est conseillé par les Libéraux de changer radicalement de politique avec de nouvelles mesures libérales. Lors du consensus de Washington en 1989, John Williamson a donné une série de conseils pour les économies latino-américaines, conseils libéraux reconnus par la plupart des grandes institutions de l’époque (FMI, banque américaine, …). Ainsi, les marchés sont plus efficaces que les gouvernements, il faut déréglementer le marché, … Malheureusement, le « consensus de Washington » ne s’adressait qu’à l’Amérique Latine, or il fut interprété comme des politiques valables partout et en tout temps. 10 points compose ce consensus :
·         La discipline budgétaire : éviter les déficits budgétaires, ce qui ne veut pas dire avoir un excédent budgétaire, mais ne pas se mettre dans des situations difficiles.
·         Mettre la priorité sur les dépenses publiques.
·         Réformer le système fiscal : mieux organiser les finances publiques passe aussi par une bonne organisation du système d’imposition.
·         La libéralisation des taux d’intérêts, pour laisser les forces du marché jouer seules sur les prix de l’argent.
·         La libéralisation du marché des taux de change, qui est censé garantir la compétitivité.
·         La libéralisation du commerce, qui s’ouvre à l’extérieur et vers l’extérieur.
·         La libéralisation des Investissements Directs Étrangers, qui sont des investissements d’entreprises étrangères sur un territoire dans l’objectif de produire sur place.
·         La privatisation, c’est là qu’on voit que c’est surtout destiné aux économies latino-américaines empêtrées dans des conflits d’intérêts et de corruption dans les années 1980.
·         La dérèglementation.
·         La garantie des droits de propriétés, là encore typiquement, cela s’adressait aux économies latino-américaines.
Le gros abus du propos fut de dire que les économies asiatiques avaient suivis la totalité de ces points, alors même qu’elles avaient depuis longtemps commencé leur développement, sans connaître ces 10 points.

3.      Une stratégie asiatique plus complexe

Dans les années 1990, une autre vague d’économistes annoncent avoir étudié précisément le cas des économies asiatiques : notamment Amsden sur la Corée du Sud et Wade sur Taïwan. Ils annoncent que les propos des libéraux sont largement abusifs puisque dans le cas de Taïwan, il y a essentiellement eu des interventions de l’État mais différentes de l’Amérique Latine. Le gouvernement a subventionné de nombreux secteurs, a manipulé les taux d’intérêts, a différencié les taux d’intérêts selon qu’ils soient épargnants ou emprunteurs, … On est donc loin de la logique libérale présentée par certains économistes. Les États asiatiques ont identifié les secteurs prometteurs pour mieux les subventionner et donc les développer. Cette approche là met en avant la capacité des pouvoirs publics à manipuler les prix sur le marché, prix qui ne sont pas le juste prix. On a donc des interventions de l’État, de nature différente de celle des économies latino-américaines, c’est un État développeur.

En 1993, le Japon commande une étude à la Banque Mondiale sur le miracle asiatique. Comme la Banque Mondiale est à cette époque plutôt libérale, on s’attend à une analyse libérale du miracle asiatique. Or curieusement, ils constatent que le rôle des États n’est pas du tout négligeable dans le développement des économies asiatiques. Leurs constats révèlent la complexité de la situation. Ces économies auraient respecté 6 politiques économiques fondamentales dont un certain nombre de préconisations d’ordre libérales :
·         Ces économies ont su maintenir un environnement macroéconomique stable.
·         Un capital humain de qualité (formation, éducation, …).
·         Un système financier efficace et « sur ». Ce point sera revu par la suite.
·         La capacité à mettre en place une agriculture productive.
·         Des distorsions de prix efficaces mais limitées (la Banque Mondiale est encore libérale).
·         L’ouverture au commerce extérieur.
A ces 6 points, la Banque Mondiale reconnait qu’il y a eu des interventions de l’État bien supérieures à ce que les Libéraux peuvent tolérer dans leurs dogmes. Les interventions portent sur trois domaines : les exportations (activement promues par l’État), le marché monétaire (manipulation des taux d’intérêts comme disait Wade, …) et la politique industrielle (subventionnement de certaines industries au détriment d’autres, …). La Banque Mondiale accepte cet interventionnisme au nom du fait qu’il n’est pas contraire au sens du marché. On sent le tiraillement entre l’idéologie de la Banque Mondiale et le constat des économies asiatiques plutôt interventionnistes. C’est le développement de l’idée de Market friendly.
Ainsi dans le cas de la Corée, l’État décide d’encourager certaines industries exportatrices. Ces industries seront énormément subventionnées pour assurer leur développement. Il y a donc un tri de l’État dans l’aide fournit à certaines entreprises. Mais l’octroi de ces subventions n’est pas illimité dans le temps et en plus est soumis à condition, celle de bons résultats et de compétitivité. Au départ antilibérale, cette politique fait un rétrocontrôle de type plus libéral.

On peut tout de même critiquer l’analyse de la Banque Mondiale dans le sens où elle tend à dire que les interventions étatiques ne sont pas jugées responsables du développement du pays. Le rapport l’affirme, mais le démontre pas.
En revanche, les conditions de départ des économies asiatiques doivent aussi être analysées. Le niveau d’égalité dans la distribution du revenu a certainement eu un rôle non-négligeable. Idem pour le niveau initial du capital humain mieux formé que d’autres pays dans le monde.

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